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Yoga et Religion

Par Frans MOORS

Ces dernières semaines le « hasard » m’a donné l’occasion de lire plusieurs articles qui tendent à présenter le yoga comme une religion. L’un d’entre eux cherchait sans détour à assimiler le yoga à une forme de christianisme. Cela mérite au moins une précision…

Qu’est-ce que la religion ?

Les dictionnaires disent qu’il s’agit principalement d’une doctrine sur Dieu, du rapport de l’homme au divin ou à une réalité supérieure, tendant à se concrétiser sous la forme d’un système de croyances ou de dogmes, de pratiques rituelles et morales.
Cela peut évidemment s’intégrer dans la démarche du yoga, mais ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres.
Il faudrait avant tout s’entendre sur ce que l’on entend par « Dieu ». Pour la plupart des religions, Dieu est le créateur, maître de la vie et de la mort. Bien souvent, il récompense et punit, il est satisfait ou déçu, il peut aussi se fâcher et ses colères sont terribles…
Qu’en dit « l’hindouisme », religion prépondérante de l’Inde, pays du yoga ? L’hindouisme pur rejette le yoga par la voix du vedænta et de ses Brahma Sūtra

Le yoga classique n’est autre que celui de Patañjali. Lorsqu’un doute surgit, c’est d’abord vers cet auteur et ses yoga-sûtra qu’il convient de se tourner. Or quelle est la définition du yoga chez Patañjali ?
« Le yoga est l’arrêt des distractions du mental » (yoga-citta-v≠tti-nirodhaÌ).
Dès le début, le texte définit le yoga comme un état particulier du mental. Cet état peut résulter d’une démarche religieuse, ou non, mais il ne faut pas confondre le moyen avec le but ! Il n’est nullement question « d’union » [avec Dieu] comme certains aimeraient nous le faire croire, mais bien d’une « désunion » (vi-yoga) d’avec la méprise, l’ignorance, la confusion, et la douleur que celles-ci entraînent.
Bien sûr, d’autres références existent et présentent les choses différemment, mais pour ce qui est précisément du yoga, les yoga-sûtra constituent la référence absolue. Malgré sa brièveté, ce texte est à la fois le plus précis et le plus complet, le plus neutre, le plus équilibré et le plus ancien.
On trouve quelques mentions du yoga ici et là, dans les veda par exemple, dans l’une ou l’autre upaniÒad ancienne, mais rien de très structuré, l’exposé du yoga n’y est jamais le thème essentiel. Certes, il ne faut pas oublier la bhagavad-gîtæ. Elle précède Patañjali de quelques siècles, mais pour ce qui est du yoga, ce poème, aussi beau soit-il, n’a pas la spécificité des yoga-sûtra.
Patañjali nous a donné l’ouvrage le plus complet car il aborde tous les aspects du yoga : l’éthique et le relationnel (yama), les disciplines personnelles (niyama), le physique (æsana), le respiratoire (præßæyæma), la concentration (dhæraßæ), la méditation (dhyæna), le dévotionnel (Īśvara-praßidhæna), l’absorption (samædhi), l’émotionnel, le pédagogique, le psychologique, etc. (væsana, saµskæra, bhævana…). Il montre les pièges sur la voie et propose de nombreuses solutions pratiques.

Qu’est-ce que la religion ?

Les dictionnaires disent qu’il s’agit principalement d’une doctrine sur Dieu, du rapport de l’homme au divin ou à une réalité supérieure, tendant à se concrétiser sous la forme d’un système de croyances ou de dogmes, de pratiques rituelles et morales.
Cela peut évidemment s’intégrer dans la démarche du yoga, mais ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres.
Il faudrait avant tout s’entendre sur ce que l’on entend par « Dieu ». Pour la plupart des religions, Dieu est le créateur, maître de la vie et de la mort. Bien souvent, il récompense et punit, il est satisfait ou déçu, il peut aussi se fâcher et ses colères sont terribles…
Qu’en dit « l’hindouisme », religion prépondérante de l’Inde, pays du yoga ? L’hindouisme pur rejette le yoga par la voix du vedænta et de ses brahma-sºtra (2.1.3) :
- parce que le yoga présente Īśvara comme un choix et non un dogme ;
- parce que pour le yoga, Īśvara est un « moyen » alors que pour le vedænta, Dieu est le but ;
- parce que selon Patañjali, Īśvara est source de connaissance « seulement » au lieu d’être présenté comme « Dieu Créateur » ;
- parce que pour le yoga, les bénéfices de la relation et de la dévotion au Seigneur (Īśvara-praßidhæna) sont la découverte de soi et la disparition des obstacles. Pour le vedænta, il s’agit de « devenir » Dieu.

Le « Dieu » du yoga ?

Chez Patañjali, la notion d’Īśvara(souvent traduite par « Dieu ») est traitée dans les aphorismes du premier chapitre, 23 à 27 :
I.23 : Ou bien par la dévotion totale en Īśvara.
I.24 : C’est un Principe spirituel spécial (parce que) non limité par les sources d’afflictions, l’action, ses fruits et ses retombées subtiles.
I.25 : En lui se trouve la semence inégalable de toute connaissance.
I.26 : Parce qu’il n’est aucunement limité par le temps, celui-là est le maître, même pour les Anciens.
I.27 : La formule sacrée permet de l’invoquer.
I.28 : Cette répétition systématique est accompagnée d’une méditation profonde sur sa signification.
I.29 : En conséquence, il y a atténuation des obstacles et révélation de la pure conscience intérieure.
La longueur de la section sur Īśvara (sept aphorismes) montre son importance. Dans les yoga-sûtra, la plupart des thèmes sont traités de manière plus succincte. Exemple : trois aphorismes seulement pour la posture (æsana).
On peut traduire Īśvara par « Dieu », mais aussi par le Supérieur, le Souverain, l’Absolu, etc. Patañjali aurait pu dire śiva-praßidhæna ou viÒßu-praßidhæna, mais il s’en garde bien. Il dit Īśvara, qui indique quelque chose de supérieur, c’est-à-dire ce qui pour telle ou telle personne est supérieur, absolu, sans égal. Pour le « croyant », c’est son Dieu ou sa conception de Dieu, pour l’athée ou l’agnostique, c’est autre chose… ou cela n’a aucune importance. à une époque et dans un pays baigné de religion, la tolérance de Patañjali est extraordinaire.
Dans les yoga-sûtra, Īśvara n’existe ou ne revêt de l’importance que pour celui qui y croit. L’aphorisme I.23 présente Īśvara comme une option, un choix personnel pour ceux dont la conviction intérieure (śraddhæ) est insuffisante. Malgré le poids de la section sur Īśvara, ce n’est qu’un « deuxième choix ». D’autres suivront…
Les qualités que Patañjali attribue à Īśvara sont elles aussi très intéressantes. On vient de le voir, Īśvara n’est en rien limité : ni par les afflictions (kleśa), ni par l’action (karma), ni par ses fruits (vipæka), ni par ses retombées psychologiques (æśaya). En cela, il est bien différent de l’aspirant à qui le texte s’adresse.
Il est pure connaissance, incomparable, non soumis au temps, maître des maîtres, guru des guru, objet de louanges et support de méditation pour ceux qui le souhaitent.
Le plus remarquable se trouve peut-être dans l’aphorisme qui clôt la liste : par cette pratique dévotionnelle, il n’y a pas contact ou rencontre avec le Seigneur comme on pourrait s’y attendre, mais atténuation (ou dissolution des obstacles) et pour ce méditant, révélation de sa Conscience intérieure. Cette proposition a, elle aussi, indisposé de nombreux hindous orthodoxes.
à l’IFY (Institut Français de Yoga), nous accordons une importance certaine à la tradition et aux enseignements du professeur T. Krishnamacharya et de son fils, TKV Desikachar. Dans son commentaire sur les yoga-sûtra, le professeur traduit le « ou » (væ) de l’aphorisme I.23 par « seulement, uniquement par… ». D’aucuns y voient comme une injonction pour les professeurs et autres pratiquants de yoga. C’est aller un peu vite en besogne.
Ce « seulement, uniquement par… » ne doit pas être compris par nous comme une exclusion des autres moyens, sinon pourquoi Patañjali les citerait-il ? Cela signifie en fait que ce moyen seul suffit pour celui dont la dévotion est sans faille.
Il est bon en effet de savoir que le commentaire du professeur Krishnamacharya n’est pas un enseignement au sens habituel du terme, mais un commentaire personnel sur sa compréhension des sºtra. Ainsi n’a-t-il jamais donné cet enseignement à qui que ce soit, il a dicté un commentaire à son fils qui lui demandait son témoignage.
Le sous-titre même de cette dictée est révélateur puisque T. Krishnamacharya dit qu’il s’agit du commentaire d’un vedantin, un « hindouiste » pour le dire simplement. C’est le Krishnamacharya religieux épris de Næræyaßa qui s’exprime, pas le Krishnamacharya professeur de yoga. D’ailleurs, pour lui, Īśvara n’est nullement Dieu ou un dieu au sens où nous pourrions l’entendre, mais un couple : Īśvara (masculin) et îśvarî (féminin). C’est bien l’hindou orthodoxe qui parle et cela explique par ailleurs les hésitations répétées de Desikachar à publier ce commentaire dans une revue de yoga, occidentale de surcroît.
La dévotion au Supérieur (Īśvara-praßidhæna) revient dans le 2e chapitre, où elle n’est qu’une des composantes du kriyæ-yoga avec l’ascèse (tapas) et la connaissance ou la recherche de soi (svædhyæya). Dans ce contexte, Īśvara-praßidhæna prend surtout le sens d’abandon du fruit des actes, attitude de révérence et d’humilité.
Pour en revenir aux articles qui ont suscité ces quelques lignes, deux au moins font du prosélytisme. Cela ne doit pas être le rôle d’un professeur de yoga ni celui des magazines de yoga.
Nous avons en revanche vocation à guider et même à stimuler la spiritualité d’un élève qui en fait la demande. Le cas échéant, et s’il en a les ressources, le professeur de yoga proposera une méditation. Celle-ci peut alors prendre une orientation religieuse et dévotionnelle affirmée.
Je me suis réjoui de voir des élèves trouver ou retrouver une foi et une pratique religieuse grâce au yoga. Et j’ai éprouvé tout autant de satisfaction en observant d’autres quittant une religion qui les étouffait et ne correspondait pas à leur attente. Grâce au yoga, ils osaient enfin se l’avouer et trouvaient en eux la force et l’intelligence de mettre leur vie intérieure en accord avec leurs sentiments profonds.
J’ai la conviction que dans ces orientations, le professeur de yoga doit rester neutre. Il n’a pas à favoriser ni à défavoriser un choix particulier, mais à accompagner l’élève et si besoin, l’aider à ce qu’il trouve lui-même « sa » voie.

Frans MOORS
8 mars 2009