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Ma relation avec Desikachar

par Béatrice Viard

Je suis élève de Michel Alibert. J’ai fait une formation de 6 ans avec lui de 1989 à 1995. J’ai une profonde estime pour cette personne. Un observateur assistait toujours ses formations, un tiers qui ne faisait qu’observer mais pouvait témoigner de son enseignement et des interactions avec les élèves. D’ailleurs c’était une observatrice.
Quand j’ai eu fini ma formation, quelques temps plus tard, j’ai recommencé un nouveau cycle de 6 ans, avec ce point de vue différent.
Michel animait seul le premier stage d’été, puis à chacun des suivants invitait un autre formateur à intervenir. Je me rappelle de François Lorin, Jean-Pierre Garrivet, Frans Moors, Peter Hersnack. Pour le stage de dernière année il nous invitait à participer, de notre propre initiative, à un stage sur l’observation avec Claude Maréchal. Outre la richesse de ces points de vue multiples, cela manifestait un profond détachement :
- de ses élèves, à qui il proposait d’autres « modèles » d’enseignants, au risque de ne pas les garder par la suite - ce qui s’est parfois produit -.
- de ses limites, qu’il reconnaissait en ayant recours à d’autres.
- de l’argent car il partageait les revenus de la formation, qu’il conduisait par ailleurs sur les 6 ans, sans jamais s’absenter.
Cela a participé à ma formation, au moins autant que le sérieux et la précision de son enseignement.
Le jour où, en cours particulier, il m’a conseillé de continuer avec Peter, je me suis rebellée. J’avais tort et c’est ce que je fis à partir de 1996.
Un horizon immense s’ouvre devant moi. Peu à peu se forme un groupe d’anciens de ma promotion, puis un autre groupe sur Paris avec Dominique Adda et nous suivons l’enseignement de Peter très assidument pour le retravailler ensuite sans lui, pour partager nos compréhensions, toujours parcellaires.
Pour lui j’ai édité en 2001, Yoga et stress [1], son mémoire pour le diplôme supérieur de Grimentz [2] ; puis nous avons mené à bien ensemble deux projets éditoriaux : en 2003, un stage de huit jours que je devais enregistrer et transcrire pour en faire un livre. Ce fût La chair vivante [3], et en 2007, 15 jours à Chennai avec Desikachar qu’il voulait questionner sur la Taittirīya upaniṣad. Ce fût le Cahier 8 de Présence d’Esprit : Au-delà du corps (titre choisi par Desikachar).
Il s’est noué au fil des années une relation amicale très intime avec Peter. Il a été un vrai support dans une passe difficile et je l’ai aussi beaucoup écouté. Pourquoi je dis ça ? Parce que c’est par cette ampleur d’humanité que le yoga a trouvé sa vraie place en moi. D’autre part, une chose ressortait très fortement dans son enseignement c’était son affection profonde pour Desikachar. Il disait souvent que depuis les années qu’il avait passées auprès de lui [4], il n’avait fait qu’expérimenter, questionner, confronter l’enseignement reçu.

En arrière fond de cela, j’allais aux Rencontres Nationales où j’essayais de faire au moins un atelier avec chaque formateur. J’étais abonnée à la revue Viniyoga et pendant ces années de formation avec deux enfants, c’est tout ce que j’arrivais à lire, article par article, mais je l’ai fait soigneusement. C’était, en temps réel, l’analyse ou le compte-rendu écrit de l’enseignement que les formateurs recevaient à Madras. Cette contemporanéité les rendait infiniment précieux. Je me rappelle avoir été un peu dubitative à la lecture de certains écrits de Desikachar sur des guérisons qui me semblaient un peu miraculeuses, mais j’ai toujours admiré sa modestie personnelle et la simplicité de ses propos : pas de grande promesse ni de grand mot et un petit côté malicieux.
Quand j’ai pu, je suis allée l’écouter ou participer aux grands séminaires organisés autour de lui, à Antony, Narbonne, Annecy, Paris, la Sainte-Baume, et à un stage organisé par François Lorin. À chaque fois nous étions nombreux, c’était un peu magistral, mais tout cela a quand même participé de façon globale à ma formation. Desikachar était le référent, la source un peu lointaine mais précieuse.

Deux choses ont retenu mon attention au-delà de sa vision du yoga que j’essayais de m’incorporer :
- un aspect très pragmatique, très simple, très concret qui mettait le yoga dans la vie.
- l’invitation qu’il nous faisait de ne pas nous déraciner. Je me rappelle qu’il disait qu’il nous transmettait le yoga mais que c’était à nous de trouver comment le transmettre dans notre pays. Cela a été mon viatique comme professeur. Quand nous avons travaillé avec lui à Chennai avec Peter, sans cesse il nous demandait de chanter des chants de chez nous, ou si nous avions des histoires ou des proverbes à partager avec lui. Il était curieux, mais il savait aussi nous indiquer de ne pas tout attendre d’une culture qui n’était pas la nôtre.

A posteriori, ce que j’ai retenu de son enseignement qui m’a toujours accompagnée :
- la place centrale du souffle en relation choisie et consciente avec le geste, comme accès privilégié à l’intériorité.
- le fait de ne pas limiter la méditation à l’assise mais d’en voir les mille facettes telles que le Yoga Sūtra en fait état.
- voir le yoga non comme un faire, mais comme un état. Et donc l’invitation à se poser très largement la question : comment accéder ou faire accéder à cet état ?
- respecter la personne comme individu.
- une relation libre à la tradition. J’ai été frappée en allant étudier la Taittirīya Upaniṣad avec lui à Chennai de la liberté qu’il prenait avec ce texte. Il s’appuyait dessus pour transmettre, mais en escamotait tout ce qui se référait strictement à l’ancienne tradition védique, pour nous donner un accès simple à ce texte. Je me rappelle de Peter qui disait que pour qu’il y ait de la liberté entre un élève et un professeur il fallait que le professeur ait une relation libre à la tradition, et j’en voyais là un exemple.

En préparant Desikachar une histoire de transmission [5] et en regardant les pratiques qu’il avait proposées à Lakshmi pendant sa grossesse et à Mohan son mari pilote d’avion, je me suis dit que l’enseignement calibré par Claude Maréchal dans la revue Viniyoga était sans doute la mise en forme de ce qui lui avait été enseigné par Desikachar, en tant que jeune professeur d’éducation physique, mais que cela n’était en rien une valeur absolue. Je me suis dit aussi que le yoga ne pouvait être ajusté que s’il acceptait d’être en perpétuel mouvement. Nous ne ressemblons pas à cette Indienne, rompue au yoga depuis sa jeunesse auprès d’un maître aussi compétent, dans un pays chaud qui donne au corps une laxité particulière.

Je n’ai jamais eu envie d’aller étudier à Madras. Je ne parle pas anglais et ne m’y serais pas sentie autonome. J’ai besoin de comprendre et de poser des questions et puis j’aimais mes professeurs, l’absence d’exotisme, la part d’ajustement au sens de viniyoga qui était déjà à l’œuvre dans leur façon de faire.
Je suis très attachée à la culture française, européenne, occidentale, chrétienne. Ce sont mes racines, elles sont vivantes, j’ai été élevée dans une famille cultivée avec un fort esprit critique, c’est ma première fidélité. J’ai voulu recevoir le yoga et ce à quoi il me donnait accès de la culture indienne, sans jamais basculer, en gardant en moi l’influence des deux.

J’étais à Paris en 2005, la première fois que Kaustub, le fils de Desikachar, est venu rencontrer les instances de la Fédération Française de Yoga Viniyoga (c’est ainsi que nous nous appelions alors). Il s’agissait d’un marchandage autour du nom de viniyoga que son père avait suggéré à notre fédération à ses débuts en 1982. Il énonçait la nécessité de ne plus utiliser ce nom « qui devenait comme un label » et de vérifier ce qui était transmis au nom de son père. J’ai su plus tard que c’est lui qui avait semé le doute chez son père, au sujet de la fidélité et de la loyauté de ses premiers élèves et amis occidentaux. C’est à la suite de cela que la fédération a changé de nom et j’étais vraiment contente que nous n’ayons plus ce nom pour nous définir. Nous sommes devenus : Institut Français de Yoga. Cela vaut ce que cela vaut, mais nous transmettons désormais sous notre propre nom. La loyauté et la fidélité ne tiennent pas à un nom.
Puis j’ai assisté de loin à l’épisode du KHYF [6] et à l’invitation faite aux formateurs de venir revalider leurs diplômes dans cette nouvelle structure, auprès de lui et de son père.
N’ayant jamais eu le désir d’aller suivre un enseignement en Inde, je n’étais pas concernée.
Cette procédure m’est apparue bâtie sur le mensonge et au fil des années très commerciale. Les réponses des uns et des autres à son invitation ont été différentes. Je comprenais que parmi ceux que l’on appelait les « jeunes formateurs », ou qui s’apprêtaient à le devenir, certains aient voulu à leur tour avoir accès à une source indienne directe.
Desikachar encore assez actif au début s’est mis progressivement en retrait, nous avons compris plus tard que sa santé déclinait.

Mais ce qui m’a touché pendant ces années-là, c’est surtout la peine de Peter. Peine profonde de ce qu’il ressentait comme une perte de confiance de la part de Desikachar et désolation de voir que l’enseignement si ouvert auquel il avait eu accès se fige dans un corpus aux règles établies.
J’ai revu Kaustub une deuxième fois à Narbonne, je l’ai trouvé brillant, mais son narcissisme me mettait mal à l’aise. Néanmoins quand il a proposé un week-end sur la Taittirīya Upaniṣad, je m’y suis inscrite car je l’avais étudié avec son père et j’étais curieuse de voir comment il aborderait les choses. J’ai été intéressée par ce qu’il disait de ce texte et par la différence d’avec la façon dont Desikachar l’avait abordé. Là aussi se manifestait ce rapport libre à la tradition. J’ai relu mes notes il n’y a pas très longtemps et cela a confirmé mon impression.
D’autre part il y a dedans des choses que je ne comprends pas, à propos des sūtra et sur lesquelles j’aimerais avoir des explications.
À la fin de ce séminaire, je me suis inscrite à un deuxième séminaire avec lui, qui n’a pas eu lieu et ne m’a pas été remboursé. L’affaire était close.

Nous assistions, au-delà d’une qualité d’enseignant indéniable, à une fascination pour l’argent et le pouvoir que pouvait procurer à ce jeune homme le fait d’être le fils de son père et le petit-fils de son grand père. Mais hérite-t-on de l’enseignement de ses parents ? Appartient-il à quelqu’un ?
Une des plus célèbres citations de Hamlet me revenait à l’esprit : « Something is rotten in the state of Danmark. » [7]

Dans les dernières années de la vie de Desikachar, nous avons beaucoup échangé avec Peter sur ces sujets. Il était allé en Inde rencontrer Desikachar et avait tenté de parler avec lui, mais la relation avait changé. Peter, d’un caractère assez égal d’habitude, était extraordinairement affecté par tout cela et lors de notre dernière discussion, Peter était déjà à l’hôpital, je lui ai parlé de faire un livre sur Desikachar. Je voulais qu’il ait cet horizon. Il m’avait dit qu’il écrirait. Je voulais rendre hommage à son professeur, à leur amitié et à ce lien si fort, si individuel que Desikachar avait eu avec tant de ses élèves. Je voulais rendre hommage à mon professeur en rendant hommage à son professeur, à tous ces liens tissés qui tiennent la vie et sont le vrai vecteur de la transmission. J’aurais pu l’appeler : Yoga is a link, je l’ai intitulé Une histoire de transmission. Peter est mort, et à peine un peu plus d’un an après, Desikachar. Le livre était déjà commencé. Bien qu’il ait représenté des mois de travail, il est sorti très vite en juin 2017.

J’en ai vendu 820. C’est peu, au vu de l’importance de ce que représentait Desikachar et du fait que notre fédération se revendique de son enseignement. Cela ne correspond-il pas à une sidération devant les évènements qui ont eu lieu les années avant sa mort et auxquels je viens de faire allusion : à un impensable qui a été noyé dans le silence ? À un effacement conjoint du fils et du père ?

Beaucoup se réfèrent aujourd’hui à Krisnamacharya. Déjà, à cause de sa maladie, Desikachar avait été gommé du film Le souffle des dieux.
Ainsi, ma référence personnelle c’est Peter Hersnack. J’enseigne en le citant souvent, inspirée par lui, par ses énigmes, par son inépuisable liberté et profondeur liées. Mais par lui, ma référence n’est pas Krisnamacharya, dont beaucoup se revendiquent aujourd’hui, mais son fils, ce petit homme aux yeux brillants que Peter a tant aimé et qui lui a tant appris, qui a donné au yoga une modernité et une humanité capable de traverser les espaces et de trouver sa place en Occident.

Béatrice Viard, Vaugines, septembre 2021


[1] Les Cahiers de Présence d’Esprit n°1 (https://www.presencedesprit.org/-collection-cahiers-presence-esprit-)
[2] En 1987.
[3] Les Cahiers de Présence d’Esprit n°3.
[4] Peter avait passé quatre années en continu auprès de Desikachar à étudier puis enseigner.
[5] Les Cahiers de Présence d’Esprit n°17.
[6] Krisnamacharya Yoga Mandiram.
[7] « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark » (Marcellus, Acte I scène 4).