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Souvenirs d’une débutante*

par Béatrice Viard

*Extrait de "Propos simples sur le yoga", Cahier 7 de Présence d’Esprit

La pratique posturale devient un observatoire de ma façon d’agir : trop d’effort, trop d’intention, trop de confusion, c’est cela qui me coupe le souffle. Elle m’aide à trier et à séparer : quand je lève le bras droit pourquoi cette petite anticipation dans le bras gauche ? Quand je suis couchée sur le dos jambes fléchies et que je lève une jambe pourquoi cette crispation dans l’autre hanche et quand, avec le même point de départ, je soulève la colonne, pourquoi cette activité souterraine des épaules qui vient à la rescousse de la colonne ? Pourquoi ne pas laisser la colonne parler en son nom ? Quelle est dans le corps cette propension d’une partie, qui n’est pas concernée, à voler au secours d’une autre ? Il y a dans cela une méditation corporelle, un exercice quotidien de détachement et de discernement.
Il serait bien inutile de laisser entendre que le yogi est paré de mille vertus. Ce mirage emplit les livres consacrés au yoga et alimente toutes sortes de rêveries orientales, souvent savamment entretenues par les Indiens eux-mêmes. En fin de compte, il ne fait qu’entretenir ce no man’s land qui nous empêche de coïncider avec la réalité. Le yoga qui m’a été transmis et que je re-choisis chaque jour est un yoga de la démystification et de la confrontation. Il m’aide à ne pas enrayer moi-même les processus que je mets en oeuvre. Il me ramène à la conscience des enjeux de mes actions et à l’acceptation de ce qui est. Il donne à une petite phrase que je disais à la fin des prières de mon enfance un autre poids : « Ainsi soit-il ! ». Oui : qu’il en soit ainsi ! Que cela soit ! C’est à moi de trouver la réponse qui me paraît la plus juste à ce qui est là aujourd’hui.

« Le moyen de devenir entier »

L’intelligence de la pratique qui m’est proposée et la neutralité bienveillante de mes professeurs opèrent progressivement en moi un changement qui passe par le corps : j’ai réappris à me fier, à retrouver un éprouvé de confiance qui passe par l’abandon, si simple en apparence, de mon poids au sol grâce à la détente de tensions périphériques qui me ligotent. Les attaches du corps - des poignets, des coudes, des épaules, des genoux, des hanches, des clés intervertébrales - en se desserrant laissent libre cours à des flux internes de souffle et de liquide qui me donnent parfois l’impression d’être en réanimation.
Quand je me laisse traverser par la posture, dans mahamudra par exemple, quand l’appui de la tranche du pied droit communique avec le front et le talon du pied gauche avec la nuque, il y a un moment où dans le corps tout s’organise, tout devient simple. Les différentes strates qui me composent deviennent perméables les unes aux autres. Je me comprends mieux. Je veux dire par là que je réintègre dans le vécu que j’ai de moi-même la saveur d’un espace intérieur où m’étirer comme un chat et m’asseoir en silence. La magie particulière de cet espace est qu’il capture le temps. Le temps capturé est un temps plein, non quantifiable, indiscutable.
Ces instants d’éternité me procurent une grande stabilité. Je peux l’expliquer ainsi : quand nous sommes tendus c’est que nous sommes insatisfaits, inquiets, tendus vers. Dans cette posture, notre être est en déséquilibre, il a de « l’inclination » pour. À l’opposé, dans ces instants d’éternité, dans les moments de grâce de la pratique, au contraire : Tout est là. Je ne penche plus, la posture me prend, elle me sculpte dans son marbre.

La naissance de la confiance et l’écoute de l’inaudible

Si j’essaie de rendre compte du trajet parcouru, la confiance est la pierre de touche de toute la démarche. Par des sentiers archaïques, peut-être que la pratique restaure ce que Bernard This[1], appelle la sécurité de base de l’enfant. Ecoutons le[2] : « Une fois le cordon coupé et que le nouveau-né a été mis à respirer tranquillement sur le corps de sa mère, si le père le prend par sa base et l’assoit dans sa main, alors il se redresse, les vertèbres se soutenant les unes sur les autres, si la base est maintenue. Il tient sa tête droite, les épaules en arrière et il a les yeux ouverts si vous lui parlez. Ainsi, le père remplit sa fonction de donner et garantir la sécurité de base dans l’ouverture au monde. » C’est ce que fait avec moi le yoga.
Pendant une séance de yoga, il y a de même, un premier temps qui permet de retrouver son souffle, comme le fait le nouveau-né sur le corps de sa mère, puis un autre qui nous repose sur notre fondement pour permettre l’ouverture au monde.
Oui, le yoga me remet au monde. De temps en temps j’en ai besoin.
Quant à celui qui appelle le nouveau-né par son nom et qui lui fait un instant tenir la tête, ouvrir les yeux et écouter, qui est-il quand je pratique ? Voilà une question à laquelle je ne prendrai pas le risque de répondre sauf à dire qu’elle pose la question de l’Altérité que le yoga laboure au quotidien. Je ne peux, quand je pratique, qu’inlassablement pressentir ne pas être seulement mon corps, ni seulement mon souffle, ni seulement mes idées, ni seulement mes émotions, ni non plus seulement cette partie de moi la plus éveillée dont l’inquiétude même témoigne d’une proximité mystérieuse. À sa frontière impalpable, le yoga m’indique ce qui en moi n’est pas moi, mais qui me pousse vers l’autre[3].

Béatrice Viard
Août 2004


[1] Psychanalyste qui s’est largement consacré à tout ce qui entoure la naissance.
[2] Le développement de la sécurité de base de l’enfant p.13, Collection Trames, Actualité de la Psychanalyse.
[3] J’emprunte, approximativement cette formule à Denis Vasse, psychanalyste, selon des notes prises au cours de son dernier séminaire de Psychanalyse et anthropologie : Masculin, féminin .